La sale de l’Ôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embéli pour des représentations.
La sale est un caré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu’on aperçoit en pan coupé.
Cète scène est encombrée, des deus côtés, le long des coulisses, par des banquètes. Le rideau est formé par deus tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On descend de l’estrade dans la sale par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandèles.
Deus rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au partère, qui est la scène même du téâtre ; au fond de ce partère, c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et dont on ne voit que le départ, une sorte de bufet orné de petits lustres, de vases fleuris, de vères de cristal, d’assiètes de gâteaus, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du téâtre. Grande porte qui s’entre-bâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les batants de cète porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du bufet, des afiches rouges sur lesquèles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la sale est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du partère, atendant d’être alumés.
Scène première
Le Public, qui arive peu à peu. Cavaliers, Bourgeois, Laquais, Pages, Tire-laine, Le Portier, etc.,
puis les Marquis, CUIGY, BRISSAILLE, La Distributrice, les Violons, etc.
(On entend dérière la porte un tumulte de vois, puis un cavalier entre brusquement.)
Le portier, à un autre cavalier qui vient d’entrer.
Vous ?
Deusième cavalier.
Vous ? Je ne paye pas !
Le portier.
Vous ? Je ne paye pas ! Mais…
Deusième cavalier.
Vous ? Je ne paye pas ! Mais…Je suis mousquetaire.
Premier cavalier, au deusième.
On ne comence qu’à deus eures. Le partère
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
(Ils font des armes avec des fleurets qu’ils ont aportés.)
Un laquais, entrant.
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.Pst… Flanquin…
Un autre, déjà arivé.
Champagne ?…
Le premier, lui montrant des jeus qu’il sort de son pourpoint.
Champagne ?…Cartes. Dés.
(Il s’assied par tère.)
Champagne ?…Cartes. Dés.Jouons.
Le deusième, même jeu.
Champagne ?…Cartes. Dés.Jouons.Oui, mon coquin.
Premier laquais, tirant de sa poche un bout de chandèle qu’il alume et cole par tère.
J’ai soustrait à mon maitre un peu de luminaire.
Un garde, à une bouquetière qui s’avance.
C’est gentil de venir avant que l’on n’éclaire !…
(Il lui prend la taille.)
Un des bréteurs, recevant un coup de fleuret.
Touche !
Un des joueurs.
Touche ! Trèfle !
Le garde, poursuivant la fille.
Touche ! Trèfle ! Un baiser !
La bouquetière, se dégageant.
Touche ! Trèfle ! Un baiser ! On voit !…
Le garde, l’entrainant dans les coins sombres.
Touche ! Trèfle ! Un baiser ! On voit !…Pas de danger !
Un ome, s’asseyant par tère avec d’autres porteurs de provisions de bouche.
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
Un bourgeois, conduisant son fils.
Plaçons-nous là, mon fils.
Un joueur.
Plaçons-nous là, mon fils.Brelan d’as !
Un ome, tirant une bouteille de sous son manteau et s’asseyant aussi.
Plaçons-nous là, mon fils.Brelan d’as ! Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
(Il boit.)
Doit boire son bourgogne…à l’ôtel de Bourgogne !
Le bourgeois, à son fils.
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
(Il montre l’ivrogne du bout de sa cane.)
Buveurs… Buveurs…(En rompant, un des cavaliers le bouscule.) Buveurs…Bréteurs ! Buveurs…Bréteurs ! (Il tombe au milieu des joueurs.) Buveurs…Bréteurs ! Joueurs !
Le garde, dérière lui, lutinant toujours la femme.
Buveurs…Bréteurs ! Joueurs ! Un baiser !
Le bourgeois, éloignant vivement son fils.
Buveurs… Bréteurs ! Joueurs ! Un baiser ! Jour de Dieu !
– Et penser que c’est dans une sale pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
Le jeune ome.
Qu’on joua du Rotrou, mon fils ! Et du Corneille !
Une bande de pages, se tenant par la main, entre en farandole et chante.
Tra la la la la la la la la la la lère…
Le portier, sévèrement aus pages.
Les pages, pas de farce !…
Premier page, avec une dignité blessée.
Les pages, pas de farce !…Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…
(Vivement, au deusième, dès que le portier a tourné le dos.)
As-tu de la ficèle ?
Le deusième.
As-tu de la ficèle ? Avec un ameçon.
Premier page.
On poura de là-haut pêcher quelque péruque.
Un tire-laine, groupant autour de lui plusieurs omes de mauvaise mine.
Or ça, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque :
Puis donc que vous volez pour la première fois…
Deusième page, criant à d’autres pages déjà placés aus galeries supérieures.
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
Troisième page, d’en haut.
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ? Et des pois !
(Il soufle et les crible de pois.)
Le jeune ome, à son père.
Que va-t-on nous jouer ?
Le bourgeois.
Que va-t-on nous jouer ? Clorise.
Le jeune ome.
Que va-t-on nous jouer ? Clorise.De qui est-ce ?
Le bourgeois.
De monsieur Baltazar Baro. C’est une pièce !…
(Il remonte au bras de son fils.)
Le tire-laine, à ses acolites.
… La dentèle surtout des canons, coupez-la !
Un spectateur, à un autre, lui montrant une encoignure élevée.
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
Le tire-laine, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser.
Les montres…
Le bourgeois, redescendant, à son fils.
Les montres…Vous vérez des acteurs très ilustres…
Le tire-laine, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives.
Les mouchoirs…
Le bourgeois.
Les mouchoirs…Montfleury…
Quelqu’un, criant de la galerie supérieure.
Les mouchoirs…Montfleury…Alumez donc les lustres !
Le bourgeois.
… Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !
Un page, au partère.
Ah ! voici la distributrice !…
La distributrice, paraissant dérière le bufet.
Ah ! voici la distributrice !…Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
(Brouaa à la porte.)
Une vois de fausset.
Eau de framboise, aigre de cèdre…Place, brutes !
Un laquais, s’étonant.
Les marquis !… au partère ?…
Un autre laquais.
Les marquis !… au partère ?…Oh ! pour quelques minutes.
(Entre une bande de petits marquis.)
Un marquis, voyant la sale à moitié vide.
Hé quoi ! Nous arivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?
Ah ! fi ! fi ! fi !
(Il se trouve devant d’autres gentilshomes entrés peu avant.)
Ah ! fi ! fi ! fi ! Cuigy ! Brissaille !
(Grandes embrassades.)
Cuigy.
Ah ! fi ! fi ! fi ! Cuigy ! Brissaille ! Des fidèles !…
Mais oui, nous arivons devant que les chandèles…
Le marquis.
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une umeur…
Un autre.
Console-toi, marquis, car voici l’alumeur !
La sale, saluant l’entrée de l’alumeur.
Ah !…
(On se groupe autour des lustres qu’il alume. Quelques persones ont pris place aus galeries. Lignière entre au partère, donant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d’ivrogne distingué. Christian, vêtu élégament, mais d’une façon un peu démodée, parait préocupé et regarde les loges.)
Scène II
Les mêmes, CHRISTIAN, LIGNIÈRE, puis RAGUENEAU et LE BRET.
Cuigy.
Ah !…Lignière !
Brissaille, riant.
Ah !…Lignière ! Pas encore gris !…
Lignière, bas à Christian.
Ah !…Lignière ! Pas encor gris !…Je vous présente ?
(Signe d’assentiment de Christian.)
Baron de Neuvillette.
(Saluts.)
La sale, aclamant l’ascension du premier lustre alumé.
Baron de Neuvillette.Ah !
Cuigy, à Brissaille, en regardant Christian.
Baron de Neuvillette.Ah ! La tête est charmante.
Premier marquis, qui a entendu.
Peuh !…
Lignière, présentant à Christian.
Peuh !…Messieurs de Cuigy, de Brissaille…
Christian, s’inclinant.
Peuh !…Messieurs de Cuigy, de Brissaille…Enchanté !…
Premier marquis, au deusième.
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier gout.
Lignière, à Cuigy.
Au dernier gout.Monsieur débarque de Touraine.
Christian.
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aus gardes demain, dans les Cadets.
Premier marquis, regardant les persones qui entrent dans les loges.
J’entre aus gardes demain, dans les Cadets.Voilà
La présidente Aubry !
La distributrice.
La présidente Aubry ! Oranges, lait…
Les violons, s’acordant.
La présidente Aubry ! Oranges, lait…La… la…
Cuigy, à Christian, lui désignant la sale qui se garnit.
Du monde !
Christian.
Du monde ! Eh ! oui, beaucoup.
Premier marquis.
Du monde ! Eh ! oui, beaucoup.Tout le bel air !
(Ils noment les femmes à mesure qu’èle entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.)
Deusième marquis.
Du monde ! Eh ! oui, beaucoup.Tout le bel air ! Mesdames
De Guéméné…
Cuigy.
De Guéméné…De Bois-Daufin…
Premier marquis.
De Guéméné…De Bois-Daufin…Que nous aimâmes…
Brissaille.
De Chavigny…
Deusième marquis.
De Chavigny…Qui de nos queurs va se jouant !
Lignière.
Tiens, monsieur de Corneille est arivé de Rouen.
Le jeune ome, à son père.
L’Académie est là ?
Le bourgeois.
L’Académie est là ? Mais… j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
Premier marquis.
Atention ! nos précieuses prènent place :
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…
Deusième marquis, se pâmant.
Félixérie…Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
Premier marquis.
Marquis, tu les sais tous ? Je les sais tous, marquis !
Lignière, prenant Christian à part.
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
Christian, supliant.
Non !… Vous qui chansonnez et la vile et la cour,
Restez : Vous me direz pour qui je meurs d’amour.
Le chef des violons, frapant sur son pupitre, avec son archet.
Messieurs les violons !… Messieurs les violons !…(Il lève son archet.)
La distributrice.
Messieurs les violons !…Macarons, citronée…
Les violons comencent à jouer.
Christian.
J’ai peur qu’èle ne soit coquète et rafinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit.
Le langage aujourd’ui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
– Èle est toujours à droite, au fond : la loge vide.
Lignière, faisant mine de sortir.
Je pars.
Christian, le retenant encore.
Je pars.Oh ! non, restez !
Lignière.
Je pars.Oh ! non, restez ! Je ne peus. D’Assoucy
M’atend au cabaret. On meurt de soif, ici.
La distributrice, passant devant lui avec un plateau.
(Il s’assied près du bufet. La distributrice lui verse du rivesalte.)
Cris, dans le public à l’entrée d’un petit ome grassouillet et réjoui.
Ah ! Ragueneau !…
Lignière, à Christian.
Ah ! Ragueneau !…Le grand rôtisseur Ragueneau.
Ragueneau, costume de pâtissier endimanché, s’avançant vivement vers Lignière.
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
Lignière, présentant Ragueneau à Christian.
Le pâtissier des comédiens et des poètes !
Ragueneau, se confondant.
Trop d’oneur…
Lignière.
Trop d’oneur…Taisez-vous, Mécène que vous êtes !
Ragueneau.
Oui, ces messieurs chez moi se servent…
Lignière.
Oui, ces messieurs chez moi se servent…À crédit.
Poète de talent lui-même…
Ragueneau.
Poète de talent lui-même…Ils me l’ont dit.
Lignière.
Fou de vers !
Ragueneau.
Fou de vers ! Il est vrai que pour une odelète…
Lignière.
Vous donez une tarte…
Ragueneau.
Vous donez une tarte…Oh ! une tartelète !
Lignière.
Brave ome, il s’en excuse ! Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?…
Ragueneau.
Ne donnâtes-vous pas ?…Des petits pains !
Lignière, sévèrement.
Ne donnâtes-vous pas ?…Des petits pains ! Au lait.
– Et le téâtre ! Vous l’aimez ?
Ragueneau.
– Et le téâtre ! Vous l’aimez ? Je l’idolâtre.
Lignière.
Vous payez en gâteaus vos billets de téâtre !
Votre place, aujourd’ui, là, voyons, entre nous,
Vous a couté combien ?
Ragueneau.
Vous a couté combien ? Quatre flans. Quinze chous.
(Il regarde de tous côtés.)
Monsieur de Cyrano n’est pas là ? Je m’étone.
Lignière.
Pourquoi ?
Ragueneau.
Pourquoi ? Montfleury joue !
Lignière.
Pourquoi ? Montfleury joue ! En éfet, cète tone
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu’importe à Cyrano ?
Ragueneau.
Qu’importe à Cyrano ? Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu’il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaitre en scène.
Lignière, qui en est à son quatrième petit vère.
Eh bien ?
Ragueneau.
Eh bien ? Montfleury joue !
Cuigy, qui s’est raproché de son groupe.
Eh bien ? Montfleury joue ! Il n’y peut rien.
Ragueneau.
Eh bien ? Montfleury joue ! Il n’y peut rien.Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !
Premier marquis.
Moi, je suis venu voir ! Quel est ce Cyrano ?
Cuigy.
C’est un garçon versé dans les colichemardes.
Deusième marquis.
Noble ?
Cuigy.
Noble ? Sufisament. Il est cadet aus gardes.
(Montrant un gentilhome qui va et vient dans la sale come s’il cherchait quelqu’un.)
Mais son ami Le Bret peut vous dire… Mais son ami Le Bret peut vous dire…(Il apèle.) Mais son ami Le Bret peut vous dire…Le Bret !
(Le Bret descend vers eus.)
Vous cherchez Bergerac ?
Le Bret.
Vous cherchez Bergerac ? Oui, je suis inquiet !…
Cuigy.
N’est-ce pas que cet ome est des moins ordinaires ?
Le Bret, avec tendresse.
Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !
Ragueneau.
Rimeur !
Cuigy.
Rimeur ! Bréteur !
Brissaille.
Rimeur ! Bréteur ! Fisicien !
Le Bret.
Rimeur ! Bréteur ! Fisicien ! Musicien !
Lignière.
Et quel aspect étéroclite que le sien !
Ragueneau.
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizare, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mètre entre ses masques :
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape que par dérière, avec pompe, l’estoc
Lève, come une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! »
Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever… » Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
Le Bret, hochant la tête.
Il le porte, – et pourfend quiconque le remarque !
Ragueneau, fièrement.
Son glaive est la moitié des ciseaus de la Parque !
Premier marquis, haussant les épaules.
Il ne viendra pas !
Ragueneau.
Il ne viendra pas ! Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !
Le marquis, riant.
À la Ragueneau ! Soit !
(Rumeurs d’admiration dans la sale. Roxane vient de paraitre dans sa loge. Èle s’assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, ocupé à payer la distributrice, ne regarde pas.)
Deusième marquis, avec des petits cris.
À la Ragueneau ! Soit ! Ah ! messieurs ! mais èle est
Épouvantablement ravissante !
Premier marquis.
Épouvantablement ravissante ! Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !
Deusième marquis.
Qui sourirait avec une fraise ! Et si fraiche
Qu’on pourait, l’aprochant, prendre un rume de queur !
Christian, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras.
Précieuse.Hélas ! Libre. Orfeline. Cousine
De Cyrano, — dont on parlait…
(À ce moment un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane.)
Christian, tressaillant.
De Cyrano, — dont on parlait…Cet ome ?…
Lignière, qui comence à être gris, clignant de l’euil.
De Cyrano, — dont on parlait…Cet ome ?…Hé ! Hé !…
— Comte de Guiche. Épris d’èle. Mais marié
À la nièce d’Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Èle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissant :
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D’ailleurs j’ai dévoilé sa maneuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m’en vouloir !
— La fin était méchante… Écoutez…
(Il se lève en titubant, le vère haut, prêt à chanter.)
Christian.
La fin était méchante… Écoutez…Non. Bonsoir.
Lignière.
Vous alez ?
Christian.
Vous alez ? Chez monsieur de Valvert !
Lignière.
Vous alez ? Chez monsieur de Valvert ! Prenez garde :
C’est lui qui vous tuera !
(Lui désignant du coin de l’euil Roxane.)
C’est lui qui vous tuera ! Restez. On vous regarde.
Christian.
C’est vrai !
(Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l’air et bouche bée, se raproche de lui.)
Lignière.
C’est vrai ! C’est moi qui pars. J’ai soif ! Et l’on m’atend
– Dans les tavernes !
(Il sort en zigzaguant.)
Le Bret, qui a fait le tour de la sale, revenant vers Ragueneau, d’une vois rassurée.
– Dans les tavernes ! Pas de Cyrano.
Ragueneau, incrédule.
– Dans les tavernes ! Pas de Cyrano.Pourtant…
Le Bret.
Ah ! je veus espérer qu’il n’a pas vu l’afiche !
La sale.
Comencez ! Comencez !
Scène III
Les Mêmes, moins Lignière ; DE GUICHE, VALVERT, puis MONTFLEURY.
Un marquis, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le partère, entouré de seigneurs obséquieus, parmi lesquels le vicomte de Valvert.
Comencez ! Comencez ! Quèle cour, ce de Guiche !
Un autre.
Fi !… Encore un Gascon !
Le premier.
Fi !… Encore un Gascon ! Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.
(Ils vont vers de Guiche.)
Deusième marquis.
Les beaus rubans ! Quèle couleur, comte de Guiche ? Baise-moi-ma-mignone ou bien Ventre-de-biche ?
De Guiche.
C’est couleur Espagnol malade.
Premier marquis.
C’est couleur Espagnol malade.La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !
De Guiche.
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres ! Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
(Il se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshomes, vers le téâtre. Il se retourne et apèle.)
Sur scène. Venez-vous ? Viens, Valvert !
Christian, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom.
Sur scène. Venez-vous ? Viens, Valvert ! Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…
(Il met la main dans sa poche, et y rencontre cèle d’un tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.)
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…Hein ?
Le tire-laine.
Ay !…
Christian, sans le lâcher.
Ay !…Je cherchais un gant !
Le tire-laine, avec un sourire piteus.
Ay !…Je cherchais un gant ! Vous trouvez une main.
(Changeant de ton, bas et vite.)
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.
Christian, le tenant toujours.
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.Quel ?
Le tire-laine.
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.Quel ? Lignière…
Qui vous quite…
Christian, de même.
Qui vous quite…Eh bien ?
Le tire-laine.
Qui vous quite…Eh bien ? … touche à son eure dernière.
Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,
Et cent omes — j’en suis — ce soir sont postés !…
Christian.
Et cent omes — j’en suis — ce soir sont postés !…Cent !
Par qui ?
Le tire-laine.
Par qui ? Discrétion…
Christian, haussant les épaules.
Par qui ? Discrétion…Oh !
Le tire-laine, avec beaucoup de dignité.
Par qui ? Discrétion…Oh ! Professionèle !
Christian.
Où sont-ils postés ?
Le tire-laine.
Où sont-ils postés ? À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !
Christian, qui lui lâche enfin le poignet.
Sur son chemin. Prévenez-le ! Mais où le voir ?
Le tire-laine.
Alez courir tous les cabarets : le Pressoir D’or, la Pome de Pin, la Ceinture qui craque, Les Deus Torches, les Trois Entonoirs, — et dans chaque,
Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.
Christian.
Oui, je cours ! Ah ! les gueus ! Contre un seul ome, cent !
(Regardant Roxane avec amour.)
La quiter… èle !
(Avec fureur, Valvert.)
La quiter… èle ! Et lui !… – Mais il faut que je sauve
Lignière !…
(Il sort en courant. – De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshomes ont disparu dérière le rideau pour prendre place sur les banquètes de la scène. Le partère est complètement rempli. Plus une place vide aus galeries et aus loges.)
La sale.
Lignière !…Comencez.
Un bourgeois, dont la péruque s’envole au bout d’une ficèle, pêchée par un page de la galerie supérieure.
Lignière !…Comencez.Ma péruque !
Cris de joie.
Lignière !…Commencez.Ma péruque ! Il est chauve !…
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…
Le bourgeois, furieus, montrant le poing.
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…Petit gredin !
Rires et cris, qui comencent très fort et vont décroissant.
HA ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
(Silence complet.)
Le Bret, étoné.
HA ! HA ! ha ! ha ! ha ! ha ! Ce silence soudain ?…
(Un spectateur lui parle bas.)
Ah ?…
Le spectateur.
Ah ?…La chose me vient d’être certifiée.
Murmures, qui courent.
Chut ! — Il parait ?… — Non !… – Si ! — Dans la loge grillée.
– Le Cardinal ! — Le Cardinal ? — Le Cardinal !
Un page.
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
(On frape sur la scène. Tout le monde s’imobilise. Atente.)
La vois d’un marquis, dans le silence, dérière le rideau.
Mouchez cète chandèle !
Un autre marquis, passant la tête par la fente du rideau.
Mouchez cète chandèle ! Une chaise !
(Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparait, non sans avoir envoyé quelques baisers aus loges.)
Un spectateur.
Mouchez cète chandèle ! Une chaise ! Silence !
(On refrape les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.)
Le Bret, à Ragueneau, bas.
Montfleury entre en scène ?
Ragueneau, bas aussi.
Montfleury entre en scène ? Oui, c’est lui qui comence.
Le Bret.
Cyrano n’est pas là.
Ragueneau.
Cyrano n’est pas là.J’ai perdu mon pari.
Le Bret.
Tant mieus ! tant mieus !
(On entend un air de musète, et Montfleury parait en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l’oreille, et souflant dans une cornemuse enrubanée.)
Le partère, aplaudissant.
Tant mieus ! tant mieus ! Bravo, Montfleury ! Montfleury !
Montfleury, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon.
« Eureus qui loin des cours, dans un lieu solitaire, Se prescrit à soi-même un exil volontaire, Et qui, lorsque Zéfire a souflé sur les bois… »
« Eureus qui loin des cours dans un lieu sol… » Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
(Une cane au bout d’un bras jaillit au-dessus des têtes.)
Montfleury, d’une vois de plus en plus faible.
« Eureus qui… »
(La cane s’agite.)
La vois.
« Eureus qui… » Sortez !
Le partère.
« Eureus qui… » Sortez ! Oh !
Montfleury, s’étranglant.
« Eureus qui… » Sortez ! Oh ! « Eureus qui loin des cours… »
Cyrano, surgissant du partère, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache érissée, le nez térible.
Ah ! je vais me fâcher !…
(Sensation à sa vue.)
Scène IV
Les Mêmes, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET.
Montfleury, aus marquis.
Ah ! je vais me fâcher !…Venez à mon secours,
Messieurs !
Un marquis, nonchalament.
Messieurs ! Mais jouez donc !
Cyrano.
Messieurs ! Mais jouez donc ! Gros ome, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !
Le marquis.
Assez !
Cyrano.
Assez ! Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
Ou bien je fais tâter ma cane à leurs rubans !
Tous les marquis, debout.
C’en est trop !… Montfleury…
Cyrano.
C’en est trop !… Montfleury…Que Montfleury s’en aille,
Ou bien je l’essorille et le désentripaille !
Une vois.
Mais…
Cyrano.
Mais…Qu’il sorte !
Une autre vois.
Mais…Qu’il sorte ! Pourtant…
Cyrano.
Mais…Qu’il sorte ! Pourtant…Ce n’est pas encor fait ?
(Avec le geste de retrousser ses manches.)
Bon ! je vais sur la scène, en guise de bufet,
Découper cète mortadèle d’Italie !
Montfleury, rassemblant toute sa dignité.
En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
Cyrano, très poli.
Si cète Muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,
Avait l’oneur de vous conaitre, croyez bien
Qu’en vous voyant si gros et bête come une urne,
Èle vous flanquerait quelque part son coturne.
Le partère.
Montfleury ! — Montfleury ! — La pièce de Baro ! —
Cyrano, à ceus qui crient autour de lui.
Je vous en prie, ayez pitié de mon foureau :
Si vous continuez, il va rendre sa lame !
(Le cercle s’élargit.)
La foule, reculant.
Hé ! là !…
Cyrano, à Montfleury.
Hé ! là !…Sortez de scène !
La foule, se raprochant et grondant.
Hé ! là !…Sortez de scène ! Oh ! oh !
Cyrano, se retournant vivement.
Hé ! là !…Sortez de scène ! Oh ! oh ! Quelqu’un réclame ?
(Nouveau recul.)
Une vois, chantant au fond.
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tiranise,
Malgré ce tiraneau
On jouera la Clorise.
Toute la sale, chantant.
La Clorise ! La Clorise !…
Cyrano.
Si j’entends une fois encore cète chanson,
Je vous assome tous.
Je vous…Miâou ! Je vous ordone de vous taire !
Et j’adresse un défi colectif au partère !
— J’inscris les noms ! — Aprochez-vous, jeunes héros !
Chacun son tour ! Je vais doner des numéros ! —
Alons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duéliste,
Je l’expédie avec les oneurs qu’on lui doit !
— Que tous ceus qui veulent mourir lèvent le doigt.
(Silence.)
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? — Pas un doigt ? — C’est bien. Je continue.
(Se retournant vers la scène où Montfleury atend avec angoisse.)
Donc, je désire voir le téâtre guéri
De cète fluxion. Sinon…
(La main à son épée.)
De cète fluxion. Sinon…le bistouri !
Montfleury.
Je…
Cyrano, descend de sa chaise, s’assied au milieu du rond qui s’est formé, s’instale come chez lui.
Je…Mes mains vont fraper trois claques, pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième.
Messieurs…Deus ! Je suis sûr qu’il vaudrait mieus que…
Cyrano.
Messieurs…Deus ! Je suis sûr qu’il vaudrait mieus que…Trois !
(Montfleury disparait come dans une trape. Tempête de rires, de siflets et de huées.)
La sale.
Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…
Cyrano, épanoui, se renverse sur sa chaise, et croise ses jambes.
Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…Qu’il reviène, s’il l’ose !
Un bourgeois.
L’orateur de la troupe !
(Bellerose s’avance et salue.)
Les loges.
L’orateur de la troupe ! Ah !… Voilà Bellerose !
Bellerose, avec élégance.
Nobles seigneurs…
Le partère.
Nobles seigneurs…Non ! Non ! Jodelet !
Jodelet, s’avance, et, nasillard.
Nobles seigneurs…Non ! Non ! Jodelet ! Tas de veaus !
Le partère.
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo !
Jodelet.
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo ! Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S’est senti…
Le partère.
S’est senti…C’est un lâche !
Jodelet.
S’est senti…C’est un lâche ! Il dut sortir !
Le partère.
S’est senti…C’est un lâche ! Il dut sortir ! Qu’il rentre !
Les uns.
Non !
Les autres.
Non ! Si !
Un jeune ome, à Cyrano.
Non ! Si ! Mais à la fin, monsieur, quèle raison
Avez-vous de haïr Montfleury ?
Cyrano, gracieus, toujours assis.
Avez-vous de haïr Montfleury ? Jeune oison,
J’ai deus raisons, dont chaque est sufisante seule. Primo : c’est un acteur déplorable qui gueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau,
Le vers qu’il faut laisser s’envoler ! — Secundo :
Est mon secret…
Le vieus bourgeois, dérière lui.
Est mon secret…Mais vous nous privez sans scrupule
De la Clorise ! Je m’entête…
Cyrano, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement.
De la Clorise ! Je m’entête…Vieille mule,
Les vers du vieus Baro valant moins que zéro,
J’intéromps sans remords !
Les précieuses, dans les loges.
J’intéromps sans remords ! Ha ! — Ho ! — Notre Baro !
Ma chère ! — Peut-on dire ?… Ah ! Dieu !…
Cyrano, tournant sa chaise vers les loges, galant.
Ma chère ! — Peut-on dire ?… Ah ! Dieu !…Bèles persones,
Rayonez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d’un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers… mais ne les jugez pas !
Bellerose.
Et l’argent qu’il va faloir rendre !
Cyrano, tournant sa chaise vers la scène.
Et l’argent qu’il va faloir rendre ! Bellerose,
Vous avez dit la seule intéligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous :
(Il se lève, et lançant un sac sur la scène.)
Atrapez cète bourse au vol, et taisez-vous !
La sale, éblouie.
Ah !… Oh !…
Jodelet, ramassant prestement la bourse et la soupesant.
Ah !… Oh !…À ce pris-là, monsieur, je t’autorise
À venir chaque jour empêcher la Clorise !…
La sale.
Hu !… Hu !…
Jodelet.
Hu !… Hu !…Dussions-nous même ensemble être hués !…
Bellerose.
Il faut évacuer la sale !…
Jodelet.
Il faut évacuer la sale !…Évacuez !…
(On comence à sortir, pendant que Cyrano regarde d’un air satisfait. Mais la foule s’arête bientôt en entendant la scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s’arêtent pour écouter, et finissent par se rassoir.)
Le Bret, à Cyrano.
C’est fou !…
Un fâcheus, qui s’est aproché de Cyrano.
C’est fou !…Le comédien Montfleury ! quel scandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ?
Cyrano.
Avez-vous un patron ? Non !
Le fâcheus.
Avez-vous un patron ? Non ! Vous n’avez pas ?…
Cyrano.
Avez-vous un patron ? Non ! Vous n’avez pas ?…Non !
Le fâcheus.
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?…
Cyrano, agacé.
Non, ai-je dit deus fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non, pas de protecteur…
(La main à son épée.)
Non, pas de protecteur…Mais une protectrice !
Le fâcheus.
Mais vous alez quiter la vile ?
Cyrano.
Mais vous alez quiter la vile ? C’est selon.
Le fâcheus.
Mais le duc de Candale a le bras long !
Cyrano.
Mais le duc de Candale a le bras long ! Moins long
Que n’est le mien…
(Montrant son épée.)
Que n’est le mien…quand je lui mets cète ralonge !
Le fâcheus.
Mais vous ne songez pas à prétendre…
Cyrano.
Mais vous ne songez pas à prétendre…J’y songe.
Le fâcheus.
Mais…
Cyrano.
Mais…Tournez les talons, maintenant.
Le fâcheus.
Mais…Tournez les talons, maintenant.Mais…
Cyrano.
Mais…Tournez les talons, maintenant.Mais…Tournez !
— Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
Le fâcheus, ahuri.
Je…
Cyrano, marchant sur lui.
Je…Qu’a-t-il d’étonant ?
Le fâcheus, reculant.
Je…Qu’a-t-il d’étonant ? Votre Grâce se trompe…
Cyrano.
Est-il mol et balant, monsieur, come une trompe ?…
Le fâcheus, même jeu.
Je n’ai pas…
Cyrano.
Je n’ai pas…Ou crochu come un bec de hibou ?
Le fâcheus.
Je…
Cyrano.
Je…Y distingue-t-on une vérue au bout ?
Le fâcheus.
Mais…
Cyrano.
Mais…Ou si quelque mouche, à pas lents, s’y promène ?
Qu’a-t-il d’étéroclite ?
Le fâcheus.
Qu’a-t-il d’étéroclite ? Oh !…
Cyrano.
Qu’a-t-il d’étéroclite ? Oh !…Est-ce un fénomène ?
Le fâcheus.
Mais d’y porter les ieus j’avais su me garder !
Cyrano.
Et pourquoi, s’il vous plait, ne pas le regarder ?
Le fâcheus.
J’avais…
Cyrano.
J’avais…Il vous dégoute alors ?
Le fâcheus.
J’avais…Il vous dégoute alors ? Monsieur…
Cyrano.
J’avais…Il vous dégoute alors ? Monsieur…Malsaine
Vous semble sa couleur ?
Le fâcheus.
Vous semble sa couleur ? Monsieur !
Cyrano.
Vous semble sa couleur ? Monsieur ! Sa forme, obscène ?
Le fâcheus.
Mais du tout !…
Cyrano.
Mais du tout !…Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
— Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
Petit, mon nez ? Holà ! Ciel ! Énorme, mon nez !
— Vil camus, sot camard, tête plate, aprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil apendice,
Atendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un ome afable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageus, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée…
(Il le souflète.)
Le fâcheus.
Est aussi dénuée…Aïe !
Cyrano.
Est aussi dénuée…Aïe ! De fierté, d’envol,
De lirisme, de pitoresque, d’étincèle,
De somptuosité, de Nez enfin, que cèle…
(Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole.)
Que va chercher ma bote au bas de votre dos !
Le fâcheus, se sauvant.
Au secours ! À la garde !
Cyrano.
Au secours ! À la garde ! Avis donc aus badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mètre, avant de le laisser s’enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
De Guiche, qui est descendu de la scène, avec les marquis.
Mais à la fin il nous ennuie !
Le vicomte de Valvert, haussant les épaules.
Mais à la fin il nous ennuie ! Il fanfarone !
De Guiche.
Persone ne va donc lui répondre ?
Le vicomte.
Persone ne va donc lui répondre ? Persone ?…
Atendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…
(Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
Cyrano, gravement.
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.Très.
Le vicomte, riant.
Ha !
Cyrano, imperturbable.
Ha ! C’est tout ?…
Le vicomte.
Ha ! C’est tout ?…Mais…
Cyrano.
Ha ! C’est tout ?…Mais…Ah ! non ! c’est un peu court, jeune ome !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en some…
En variant le ton, — par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
Curieus : « De quoi sert cète oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boite à ciseaus ? »
Gracieus : « Aimez-vous à ce point les oiseaus
Que paternèlement vous vous préocupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pates ? »
Truculent : « Çà, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-èle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entrainée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Apèle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très comode ! »
Enfatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quèle enseigne ! »
Lirique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueus : « Soufrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’apèle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mètre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pirame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maitre
A détruit l’armonie ! Il en rougit, le traitre ! »
– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lètres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lètres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces foles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du comencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
De Guiche, voulant emmener le vicomte pétrifié.
Vicomte, laissez donc !
Le vicomte, sufoqué.
Vicomte, laissez donc ! Ces grands airs arogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans boufètes, sans ganses !
Cyrano.
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’atife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un afront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de someil dans le coin de son euil,
Un oneur chifoné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’atache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Soner les vérités come des éperons.
Le vicomte.
Mais, monsieur…
Cyrano.
Mais, monsieur…Je n’ai pas de gants ?… La bèle afaire !
Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !
– Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun :
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
Le vicomte.
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
Cyrano, ôtant son chapeau et saluant come si le vicomte venait de se présenter.
Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
(Rires.)
Le vicomte, exaspéré.
De Bergerac.Boufon !
Cyrano, poussant un cri come lorsqu’on est saisi d’une crampe.
De Bergerac.Bouffon ! Ay !…
Le vicomte, qui remontait, se retournant.
De Bergerac.Bouffon ! Ay !…Qu’est-ce encor qu’il dit ?
Cyrano, avec des grimaces de douleur.
Il faut la remuer car èle s’engourdit…
– Ce que c’est que de la laisser inocupée ! —
Ay !…
Le vicomte.
Ay !…Qu’avez-vous ?
Cyrano.
Ay !…Qu’avez-vous ? J’ai des fourmis dans mon épée !
Le vicomte, tirant la siène.
Soit !
Cyrano.
Soit ! Je vais vous doner un petit coup charmant.
Le vicomte, méprisant.
Poète !…
Cyrano.
Poète !…Oui, monsieur, poète ! et tèlement,
Qu’en féraillant je vais – hop ! – à l’improvisade,
Vous composer une balade.
Le vicomte.
Vous composer une balade.Une balade ?
Cyrano.
Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?
Le vicomte.
Mais…
Cyrano, récitant come une leçon.
Mais…La balade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers…
Le vicomte, piétinant.
Couplets de huit vers…Oh !
Cyrano, continuant.
Couplets de huit vers…Oh ! Et d’un envoi de quatre…
Le vicomte.
Vous…
Cyrano.
Vous…Je vais tout ensemble en faire une et me batre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.
Le vicomte.
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.Non !
Cyrano.
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.Non ! Non ?
(Déclamant.)
« Balade du duel qu’en l’ôtel bourguignon Monsieur de Bergerac eut avec un bélitre ! »
Le vicomte.
Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plait ?
Cyrano.
Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plait ? C’est le titre.
La sale, surexcitée au plus haut point.
Place ! — Très amusant ! — Rangez-vous ! — Pas de bruits !
(Tableau. Cercle de curieus au partère, les marquis et les oficiers mêlés aus bourgeois et aus gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieus voir. Toutes les femmes debout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshomes. À gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)
Cyrano, fermant une seconde les ieus.
Atendez !… je choisis mes rimes… Là, j’y suis.
(Il fait ce qu’il dit, à mesure.)
Je jète avec grâce mon feutre, Je fais lentement l’abandon Du grand manteau qui me calfeutre, Et je tire mon espadon ; Élégant come Céladon, Agile come Scaramouche, Je vous préviens, cher Mirmidon, Qu’à la fin de l’envoi, je touche !
(Premiers engagements de fer.)
Vous auriez bien dû rester neutre ; Où vais-je vous larder, dindon ?… Dans le flanc, sous votre maheutre ?… Au queur, sous votre bleu cordon ?… – Les coquilles tintent, ding-don ! Ma pointe voltige : une mouche ! Décidément… c’est au bedon, Qu’à la fin de l’envoi, je touche.
Il me manque une rime en eutre… Vous rompez, plus blanc qu’amidon ? C’est pour me fournir le mot pleutre ! – Tac ! je pare la pointe dont Vous espériez me faire don, — J’ouvre la ligne, – je la bouche… Tiens bien ta broche, Laridon ! À la fin de l’envoi, je touche.
(Il anonce solennèlement :)
Envoi.
Prince, demande à Dieu pardon ! Je quarte du pied, j’escarmouche, Je coupe, je feinte…
(Se fendant.)
Je coupe, je feinte…Hé ! là, donc !
(Le vicomte chancèle ; Cyrano salue.)
À la fin de l’envoi, je touche.
(Aclamations. Aplaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les oficiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d’entousiasme. Le Bret est eureus et navré. Les amis du vicomte le soutiènent et l’emmènent.)
La foule, en un long cri.
Ah !…
Un chevau-léger.
Ah !…Superbe !
Une femme.
Ah !…Superbe ! Joli !
Ragueneau.
Ah !…Superbe ! Joli ! Faramineus !
Un marquis.
Ah !…Superbe ! Joli ! Faramineus ! Nouveau !…
Le Bret.
Insensé !
(Bousculade autour de Cyrano. On entend.)
Insensé ! … Compliments… félicite… bravo…
Vois de femme.
C’est un héros !…
Un mousquetaire, s’avançant vivement vers Cyrano, la main tendue.
C’est un héros !…Monsieur, voulez-vous me permètre ?…
C’est tout à fait très bien, et je crois m’y conaitre ;
J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant !…
(Il s’éloigne.)
Cyrano, à Cuigy.
Coment s’apèle donc ce monsieur ?
Cuigy.
Coment s’apèle donc ce monsieur ? D’Artagnan.
Le Bret, à Cyrano, lui prenant le bras.
Çà, causons !…
Cyrano.
Çà, causons !…Laisse un peu sortir cète cohue…
(À Bellerose.)
Je peus rester ?
Bellerose, respectueusement.
Je peus rester ?Mais oui !…
(On entend des cris au dehors.)
Jodelet, qui a regardé.
Je peus rester ?Mais oui !…C’est Montfleury qu’on hue !
Bellerose, solennèlement.
Sic transit !…
(Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandèles.)
Sic transit !…Balayez. Fermez. N’éteignez pas.
Nous alons revenir après notre repas.
Répéter pour demain une nouvèle farce.
(Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano.)
Le portier, à Cyrano.
Vous ne dinez donc pas ?
Cyrano.
Vous ne dinez donc pas ?Moi ?… Non.
(Le portier se retire.)
Le Bret, à Cyrano.
Vous ne dinez donc pas ?Moi ?… Non.Parce que ?
Cyrano, fièrement.
Vous ne dinez donc pas ?Moi ?… Non.Parce que ?Parce…
(Changeant de ton en voyant que le portier est loin.)
Que je n’ai pas d’argent !…
Le Bret, faisant le geste de lancer un sac.
Que je n’ai pas d’argent !…Coment ! le sac d’écus ?…
Cyrano.
Pension paternèle, en un jour, tu vécus !
Le bret.
Pour vivre tout un mois, alors ?…
Cyrano.
Pour vivre tout un mois, alors ?…Rien ne me reste.
Le bret.
Jeter ce sac, quèle sotise !
Cyrano.
Jeter ce sac, quèle sotise !Mais quel geste !…
La distributrice, toussant dérière son petit comptoir.
Hum !…
(Cyrano et le Bret se retournent. Èle s’avance intimidée.)
Hum !…Monsieur… Vous savoir jeuner… le queur me fend…
(Montrant le bufet.)
J’ai là tout ce qu’il faut…
(Avec élan.)
J’ai là tout ce qu’il faut…Prenez !
Cyrano, se découvrant.
J’ai là tout ce qu’il faut… Prenez !Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m’interdise
D’accepter de vos doigts la moindre friandise,
J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,
Et j’accepterais donc…
(Il va au bufet et choisit.)
Et j’accepterais donc…Oh ! peu de chose ! — Un grain
De ce raisin…
(Èle veut lui doner la grape, il cueille un grain.)
de ce raisin…Un seul !… Ce vère d’eau…
(Èle veut y verser du vin, il l’arête.)
de ce raisin… Un seul !… Ce vère d’eau…Limpide !
— Et la moitié d’un macaron !
(Il rend l’autre moitié.)
Le bret.
– Et la moitié d’un macaron !Mais c’est stupide !
La distributrice.
Oh ! quelque chose encor !
Cyrano.
Oh ! quelque chose encor !Oui. La main à baiser.
(Il baise, come la main d’une princesse, la main qu’èle lui tend.)
La distributrice.
Merci, monsieur.
(Révérence.)
Merci, monsieur.Bonsoir.
(Èle sort.)
Scène V
CYRANO, LE BRET, puis LE PORTIER.
Cyrano, à Le Bret.
Merci, monsieur.Bonsoir.Je t’écoute causer.
(Il s’instale devant le bufet et rangeant devant lui le macaron.)
Diner ! ...
(... le vère d’eau.)
Diner ! ...Boisson ! ...
(... le grain de raisin.)
Diner ! ...Boisson ! ...Dessert ! ...
(Il s’assied.)
Diner ! ...Boisson ! ...Dessert ! ...Là, je me mets à table !
— Ah ! ... j’avais une faim, mon cher, épouvantable !
(Mangeant.)
— Tu disais ?
Le bret.
– Tu disais ?Que ces fats aus grands airs béliqueus
Te fausseront l’esprit si tu n’écoutes qu’eus ! ...
Va consulter des gens de bon sens, et t’informe
De l’éfet qu’a produit ton algarade.
Cyrano, achevant son macaron.
De l’éfet qu’a produit ton algarade.Énorme.
Le bret.
Le Cardinal...
Cyrano, s’épanouissant.
Le Cardinal...Il était là, le Cardinal ?
Le bret.
A dû trouver cela...
Cyrano.
A dû trouver cela...Mais très original.
Le bret.
Pourtant...
Cyrano.
Pourtant...C’est un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que l’on viène troubler la pièce d’un confrère.
Le bret.
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d’ènemis !
Cyrano, ataquant son grain de raisin.
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m’en être mis ?
Le bret.
Quarante-huit. Sans compter les femmes.
Cyrano.
Quarante-huit. Sans compter les femmes.Voyons, compte !
Le bret.
Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
Baro, l’Académie...
Cyrano.
Baro, l’Académie...Assez ! tu me ravis !
Le bret.
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel sistème est le tien ?
Cyrano.
Quel sistème est le tien ?J’érais dans un méandre ;
J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J’ai pris...
Le bret.
J’ai pris...Lequel ?
Cyrano.
J’ai pris...Lequel ?Mais le plus simple, de beaucoup.
J’ai décidé d’être admirable, en tout, pour tout !
Le bret, haussant les épaules.
Soit ! — Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le moi !
Cyrano, se levant.
Pour Montfleury, le vrai, dis-le moi !Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’ateint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un dous péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des ieus de carpe avec ses gros ieus de grenouille ! ...
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur cèle... Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !
J’aime.Et peut-on savoir ? Tu ne m’as jamais dit ? ...
Cyrano.
Qui j’aime ? ... Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’eure en tous lieus me précède ;
Alors moi, j’aime qui ? ... Mais cela va de soi !
J’aime — mais c’est forcé ! — la plus bèle qui soit !
Le bret.
La plus bèle ? ...
Cyrano.
La plus bèle ? ...Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec acablement.)
La plus brillante, la plus fine,La plus blonde !
Le bret.
Eh, mon Dieu, quèle est donc cète femme ? ...
Cyrano.
Eh, mon Dieu, quèle est donc cète femme ? ...Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer.
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquèle l’amour se tient en embuscade !
Qui conait son sourire a conu le parfait.
Èle fait de la grâce avec rien, èle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Come èle monte en chaise et marche dans Paris !…
Le bret.
Sapristi ! Je comprends. C’est clair !
Cyrano.
Sapristi ! Je comprends. C’est clair ! C’est diafane.
Le bret.
Magdeleine Robin, ta cousine ?
Cyrano.
Magdeleine Robin, ta cousine ! Oui, — Roxane.
Le bret.
Eh bien ! mais c’est au mieus ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses ieus aujourd’ui !
Cyrano.
Regarde-moi, mon cher, et dis quèle espérance
Pourait bien me laisser cète protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’ilusion ! — Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’atendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’eure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, — je suis des ieus, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
Le bret, ému.
Mon ami !…
Cyrano.
Mon ami !…Mon ami, j’ai de mauvaises eures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul…
Bret, vivement, lui prenant la main.
De me sentir si laid, parfois, tout seul…Tu pleures ?
Cyrano.
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maitre,
La divine beauté des larmes se comètre
Avec tant de laideur grossière !… Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fût ridiculisée !…
Le bret.
Va, ne t’atriste pas ! L’amour n’est que hasard !
Cyrano, secouant la tête.
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’un César ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?
Le bret.
Mais ton courage ! ton esprit ! — Cète petite
Qui t’ofrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses ieus, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !
Cyrano, saisi.
C’est vrai !
Le bret.
C’est vrai ! Hé, bien ! alors ?… Mais, Roxane, èle-même,
Toute blême a suivi ton duel !…
Cyrano.
Toute blême a suivi ton duel !…Toute blême ?
Le bret.
Son queur et son esprit déjà sont étonés !
Ose, et lui parle, afin…
Cyrano.
Ose, et lui parle, afin…Qu’èle me rie au nez ?
Non ! — C’est la seule chose au monde que je craigne !
Le portier, introduisant quelqu’un à Cyrano.
Monsieur, on vous demande…
Cyrano, voyant la duègne.
Monsieur, on vous demande…Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !
Scène VI
CYRANO, LE BRET, LA DUEGNE
La duègne, avec un grand salut.
De son vaillant cousin on désire savoir
Où l’on peut, en secret, le voir.
Cyrano, bouleversé.
Où l’on peut, en secret, le voir.Me voir ?
La duègne, avec une révérence.
Où l’on peut, en secret, le voir.Me voir ? Vous voir.
— On a des choses à vous dire.
Cyrano.
— On a des choses à vous dire.Des ?…
La duègne, nouvèle révérence.
— On a des choses à vous dire.Des ?…Des choses !
Cyrano, chancelant.
Ah ! mon Dieu !
La duègne.
Ah ! mon Dieu ! L’on ira, demain, aus primes roses
D’aurore, — ouïr la messe à Saint-Roch.
Cyrano, se soutenant sur Le Bret.
D’aurore, — ouïr la messe à Saint-Roch.Ah ! mon Dieu !
Où ?…Chez… chez… Ragueneau… le pâtissier…Il perche ?
Cyrano.
Dans la rue — ah ! mon Dieu, mon Dieu ! – Saint-Onoré !…
La duègne, remontant.
On ira. Soyez-y. Sept eures.
Cyrano.
On ira. Soyez-y. Sept eures.J’y serai.
(La duègne sort.)
Scène VII
CYRANO, LE BRET, puis LES COMÉDIENS, LES COMÈDIENNES, CUIGY, BRISSAILLE, LIGNIÈRE, LE PORTIER, LES VIOLONS.
Cyrano, tombant dans les bras de Le Bret.
Moi !… D’èle !… Un rendez-vous !…
Le bret.
Moi !… D’èle !… Un rendez-vous !…Eh bien ! tu n’es plus triste ?
Cyrano.
Ah ! pour quoi que ce soit, èle sait que j’existe !
Le bret.
Maintenant, tu vas être calme ?
Cyrano, hors de lui.
Maintenant, tu vas être calme ? Maintenant…
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J’ai dix queurs ; j’ai vingt bras ; il ne peut me sufire
De pourfendre des nains…
(Il crie à tue-tête.)
De pourfendre des nains…Il me faut des géants !
(Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de comédiens et de comédiènes s’agitent, chuchotent : on comence à répéter. Les violons ont repris leur place.)
Une vois, de la scène.
Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répète céans !
Cyrano, riant.
Nous partons !
(Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs oficiers, qui soutiènent Lignière complètement ivre.)
Cuigy.
Nous partons ! Cyrano !
Cyrano.
Nous partons ! Cyrano ! Qu’est-ce ?
Cuigy.
Nous partons ! Cyrano ! Qu’est-ce ? Une énorme grive
Qu’on t’aporte !
Cyrano, le reconaissant.
Qu’on t’aporte ! Lignière !… hé, qu’est-ce qui t’arive ?
Cuigy.
Il te cherche !
Brissaille.
Il te cherche ! Il ne peut rentrer chez lui !
Cyrano.
Il te cherche ! Il ne peut rentrer chez lui ! Pourquoi ?
Lignière, d’une vois pâteuse, lui montrant un billet tout chifoné.
Ce billet m’avertit… cent omes contre moi…
À cause de… chanson… grand danger me menace…
Porte de Nesle… Il faut, pour rentrer, que j’y passe…
Permets-moi donc d’aler coucher sous… sous ton toit !
Cyrano.
Cent omes, m’as-tu dis ? Tu coucheras chez toi !
Ligniere, épouvanté.
Mais…
Cyrano, d’une vois térible, lui montrant la lanterne alumée que le portier balance en écoutant curieusement cète scène.
Mais…Prends cète lanterne !…
(Lignière saisit précipitament la lanterne.)
Mais…Prends cète lanterne !…Et marche ! — Je te jure
Que c’est moi qui ferai ce soir ta couverture !…
(Aus oficiers.)
Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !
Cuigy.
Mais cent omes !…
Cyrano.
Mais cent omes !…Ce soir, il ne m’en faut pas moins !
(Les comédiens et les comédiènes, descendus de scène, se sont raprochés dans leurs divers costumes.)
Le bret.
Mais pourquoi protéger…
Cyrano.
Mais pourquoi protéger…Voilà Le Bret qui grogne !
Le bret.
Cet ivrogne banal ?…
Cyrano, frapant sur l’épaule de Lignière.
Cet ivrogne banal ?…Parce que cet ivrogne,
Ce toneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli ;
Au sortir d’une messe ayant, selon le rite,
Vu cèle qu’il aimait prendre de l’eau bénite,
Lui que l’eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !…
Une comédiène, en costume de soubrète.
Tiens, c’est gentil, cela !
Cyrano.
Tiens, c’est gentil, cela ! N’est-ce pas, la soubrète ?
La comédiène, aus autres.
Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?
Cyrano.
Marchons.
(Aus oficiers.)
Marchons.Et vous, messieurs, en me voyant charger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !
Une autre comédiène, sautant de la scène.
Oh ! mais moi je vais voir !
Cyrano.
Oh ! mais moi je vais voir ! Venez !…
Une autre, sautant aussi, à un vieus comédien.
Oh ! mais moi je vais voir ! Venez !…Viens-tu Cassandre ?…
Cyrano.
Venez tous, le Docteur, Isabèle, Léandre,
Tous ! Car vous alez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italiène à ce drame espagnol,
Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L’entourer de grelots come un tambour de basque !…
Toutes les femmes, sautant de joie.
Bravo ! — Vite, une mante ! — Un capuchon !
Jodelet.
Bravo ! — Vite, une mante ! — Un capuchon !Alons !
Cyrano, aus violons.
Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
(Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s’empare des chandèles alumées de la rampe et on se les distribue. Cela devient une retraite aus flambeaus.)
Bravo ! des oficiers, des femmes en costume,
Et vingt pas en avant…
(Il se place come il dit.)
Et vingt pas en avant…Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire èle-même à ce feutre piqua,
Fier come un Scipion triplement Nasica !…
— C’est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! —
On y est ?… Un, deus, trois ! Portier, ouvre la porte !
(Le portier ouvre à deus batants. Un coin du vieus Paris pitoresque lunaire parait.)
Ah !… Paris fuit, nocturne et quasi nébuleus ;
Le clair de lune coule aus pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cète scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Come un mistérieus et magique miroir,
Tremble… Et vous alez voir ce que vous alez voir !
Tous.
À la porte de Nesle !
Cyrano, debout sur le seuil.
À la porte de Nesle !À la porte de Nesle !
(Se retournant avant de sortir, à la soubrète.)
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoisèle,
Contre ce seul rimeur cent omes furent mis ?
(Il tire l’épée et, tranquilement.)
C’est parce qu’on savait qu’il est de mes amis !
(Il sort. Le cortège, — Lignière zigzaguant en tête, — puis les comédiènes aus bras des oficiers, — puis les comédiens gambadant, — se met en marche dans la nuit au son des violons, et à la lueur falote des chandèles.)